Les instances centralisées de représentation collective dans l’entreprise éclatée : une ressource de pouvoir?
François-Xavier Devetter, Maé Geymond, Coralie Perez, Corinne Perraudin, Nadine Thèvenot et Julie Valentin
Volume : 78-4 (2023)
Résumé
Dans un contexte économique où la structure traditionnelle des entreprises est bouleversée, la représentation collective des travailleurs devient un enjeu crucial. L’article « Les instances centralisées de représentation collective dans l’entreprise éclatée : une ressource de pouvoir? » explore comment les instances de représentation collective peuvent encore servir de levier de pouvoir pour les salariés dans des entreprises de plus en plus fragmentées.
La théorie des ressources de pouvoir
Les auteurs s’appuient sur la théorie des ressources de pouvoir, développée par Walter Korpi, pour analyser comment les directions utilisent des lacunes institutionnelles pour limiter l’efficacité des instances de représentation collective. Cette théorie examine comment les ressources de pouvoir institutionnelles peuvent être modelées par les stratégies des employeurs pour contrôler la représentation des salariés et minimiser leur influence.
La sous-traitance et la filialisation
Un aspect particulièrement notable est la manière dont les entreprises éclatées, via des processus de sous-traitance et de filialisation, parviennent à fragmenter la main-d'œuvre. Cette fragmentation pose des défis uniques aux instances de représentation collective. Par exemple, il est fréquent que les travailleurs des entreprises sous-traitantes aient des conditions de travail et des salaires nettement inférieurs à ceux des employés des donneurs d’ordres. « Le développement de la sous-traitance aux États-Unis a accru les inégalités salariales et mis une pression sur les salaires et les conditions de travail, surtout pour les moins qualifiés », expliquent les auteurs, citant une étude de Bernhardt et al. (2016).
Les stratégies patronales et l’éclatement des entreprises
L’article révèle que les entreprises éclatées utilisent diverses stratégies pour affaiblir la représentation collective des salariés. Trois formes principales d’éclatement sont identifiées : productif (sous-traitance), capitalistique (filialisation), et géographique (multi-sites). Ces formes d’éclatement fragmentent la main-d'œuvre et compliquent l'organisation des instances de représentation collective. « La fragmentation du travail et la division de la main-d'œuvre offrent des leviers pour le modelage institutionnel par les employeurs », soulignent les auteurs.
Les données de l’enquête REPONSE 2017 montrent que les formes d’éclatement sont devenues la norme en France, avec 88% des établissements impliqués dans une chaîne de sous-traitance et plus de quatre établissements sur cinq appartenant à une entreprise multi-établissements. Pourtant, seulement 19,8% des entreprises multi-établissements ont mis en place un comité central d’entreprise (CCE), et 24,5% des filiales de groupe disposent d’un comité de groupe (CG).
Cas concrets et stratégies patronales
Les auteurs ont analysé six monographies d’entreprises éclatées pour illustrer la diversité des stratégies de modelage institutionnel. Par exemple, dans le cas de l’entreprise LABO, la direction a refusé la mise en place d’une unité économique et sociale (UES) malgré les demandes répétées des représentants des salariés, démontrant ainsi le pouvoir des directions à refuser ou éviter la création d’instances centralisées. « On discute avec des directeurs qui ne sont pas les décideurs, ils ne font qu’appliquer ce que le groupe leur dit de faire », témoigne un représentant du personnel de LABO.
Même lorsque des instances centralisées existent, elles ne suffisent pas toujours à contrebalancer le pouvoir patronal. Par exemple, dans le secteur de la propreté, bien que des comités d’entreprise centralisés soient mis en place, ils ne parviennent pas à améliorer significativement les conditions de travail des agents de nettoyage, qui restent fragmentés entre de nombreux donneurs d’ordres. « Les représentants des agents de nettoyage ne peuvent agir ni sur les aspects économiques ni sur les conditions de travail quotidiennes », constatent les auteurs.
Conclusion
L’article conclut que pour que les instances centralisées de représentation collective deviennent de véritables ressources de pouvoir pour les salariés, il est nécessaire de repenser leur cadre institutionnel et de renforcer les ressources d’association des travailleurs. Cela inclut la création de lieux communs de concertation et l'accès à des expertises pour dépasser la fragmentation induite par l'éclatement des entreprises.
En somme, l’étude met en lumière les défis et les opportunités des instances de représentation collective dans un environnement de travail de plus en plus fragmenté, offrant des perspectives précieuses pour les étudiants et jeunes professionnels désireux de comprendre et de naviguer dans les complexités du marché du travail contemporain.