L’école québécoise à l’épreuve de la gestion axée sur les résultats : sociologie de la mise en œuvre d’une politique néolibérale
Jonathan Binet
Volume : 76-3 (2021)
Résumé
Christian Maroy est sociologue et professeur à l’Université de Montréal et à l’Université de Louvain. L’école québécoise à l’épreuve de la gestion axée sur les résultats : sociologie de la mise en œuvre d’une politique néolibérale se présente comme une critique de l’extension de la gestion axée sur les résultats (GAR) au sein de l’école québécoise. Maroy s’inspire des théories néo-institutionnelles américaines et de la sociologie de l’action publique pour examiner la GAR comme « [...] une entreprise de changement institutionnel de la gouvernance du système éducatif québécois » (p. 4). L’ouvrage analyse les modifications légales, cognitives et instrumentales que la GAR insuffle depuis son arrivée à différents niveaux dans le milieu québécois de l’éducation. Plusieurs questions se retrouvent au centre de l’ouvrage : quelles personnes, institutions et médiations, quels processus gouvernent l’extension de la GAR au sein du système éducatif québécois ? Quelles modifications institutionnelles sont poursuivies dans la mise en œuvre de la GAR au sein des commissions scolaires et des directions d’école ? Quelles réponses offrent les enseignants aux attentes des commissions scolaires et des directions d’établissement en lien avec la GAR ? Un double dispositif méthodologique est mobilisé par Maroy pour répondre à ces questions. Le premier, de type quantitatif, documentaire et descriptif, utilise les résultats de plusieurs enquêtes menées par la Chaire de recherche du Canada en politiques éducatives (entre 2010 et 2017) dont l’auteur est titulaire. Le second dispositif est qualitatif. Il s’appuie sur les résultats obtenus lors d’entretiens semi-dirigés (n = 104) réalisés auprès d’enseignants du secondaire et de cadres de commissions scolaires et d’écoles secondaires.
Les résultats de cet important travail de recherche montrent que l’extension de la GAR au sein du système éducatif québécois s’inscrit plus largement dans un processus néolibéral d’intensification de la concurrence interétablissement. Cette extension se traduit par un renforcement de la régulation verticale de l’État sur le système scolaire québécois ainsi que par la multiplication des règles, outils de suivi, instruments d’encadrement des pratiques et des résultats qui reposent sur des justifications positives. Au nom de la réussite scolaire de tous les élèves, la GAR fait appel notamment à la quantification, à la transparence et à la comparaison, qu’elle présente comme favorisant la responsabilité et la réflexivité des enseignants ainsi que l’amélioration de leurs pratiques pédagogiques.
Au sein des commissions scolaires et des écoles, la GAR donne lieu à deux dispositifs qui permettent aux directions de concilier leurs fonctions administratives avec les attentes de leadership et de résultats pédagogiques. 1) Un dispositif contractuel institutionnalise progressivement un vocabulaire et de nouvelles normes lors des activités quotidiennes – comme les assemblées générales, les comités d’établissement et les rapports d’évaluation. Ce dispositif contribue à redéfinir l’établissement comme un milieu « mobilisé », qui produit « activement » des apprentissages pouvant être certifiés et quantifiés. 2) Un dispositif de régulation pédagogique du travail des enseignants estime, par le prisme de la comparaison, la valeur du travail des enseignants, mais aussi des départements, des années d’études et des écoles, en tablant sur leur capacité à produire les résultats ciblés. Les relations entre les directions et les enseignants deviennent dans la foulée plus hiérarchiques, alors que les premières ont accès à davantage de légitimité et de mesures pour appuyer leurs demandes d’amélioration des performances. Les conseillers pédagogiques se transforment en « experts » en soutien aux objectifs de performance des commissions scolaires et des directions d’école, tandis que l’expertise des enseignants se retrouve, elle, passablement remise en cause. Les directions d’établissement les sollicitent en faisant appel à leur réflexivité en lien avec les résultats des élèves et les cibles de performance à atteindre. L’autonomie professionnelle des enseignants se retrouve ainsi diminuée par l’usage d’instruments quantitatifs (statistiques individuelles et collectives, établissement de moyennes, échelles de comparaisons, etc.), de pratiques justificatives (demandes de justifications, rapports, etc.) et de contrats (engagement verbal ou écrit à adapter les pratiques pédagogiques, suivis individuels et collectifs) voués à établir des diagnostics et à sélectionner des solutions. Leur autonomie décisionnelle est aussi mise à mal quand les directions se permettent d’utiliser les données et les instruments quantitatifs pour influencer ou modifier leurs activités d’évaluation des élèves (en lien avec les normes ministérielles d’évaluation et les pratiques de leurs collègues), l’offre de programmes (en lien avec le programme national associé à la GAR et l’outil de progression des apprentissages) ainsi que leurs pratiques pédagogiques (en lien avec les attentes de changement des pratiques pédagogiques définies dans les conventions de gestion, les conseils des conseillers pédagogiques et les pratiques de leurs collègues).
Pour ces raisons, si la finalité de la GAR, qui est la réussite scolaire pour tous les élèves, est largement acceptée par les enseignants, ils sont plusieurs à faire valoir que cette responsabilité ne peut pas leur incomber entièrement. La majorité des enseignants affirment percevoir de manière ambivalente les données et les instruments que leur impose ce mode de gestion et les attentes qu’il génère auprès des commissions scolaires et des directions d’établissement. Plusieurs considèrent que l’utilisation de données quantitatives, notamment pour estimer la valeur de leur travail, est fortement réductrice de la complexité des réalités scolaires, de leurs situations professionnelles quotidiennes et des expériences scolaires des élèves. Ils sont nombreux à estimer que ces données participent indument à leur sur-responsabilisation, tout en étant très peu utiles au déroulement scolaire et à l’amélioration effective de leurs pratiques pédagogiques. Plusieurs envisagent cette sollicitation à la « participation active » à l’amélioration des pratiques pédagogiques davantage comme un faux-semblant plutôt que comme un gain significatif pour la réussite scolaire. Les enseignants en viennent ainsi à adopter, devant la GAR, des conduites et des attitudes hétérogènes et souvent critiques, qui peuvent être saisies, selon les contextes et les situations, comme des formes de résistance implicites ou explicites, d’assimilation ou d’accommodation, ou encore de renoncement ou d’abandon de certaines pratiques pédagogiques.
Cette contribution de C. Maroy appréhende ainsi l’extension de la GAR dans une perspective critique mettant en lumière son revers problématique, c’est-à-dire les tensions qu’elle occasionne au sein des commissions scolaires, des écoles et des pratiques pédagogiques des enseignants. L’analyse proposée montre comment la GAR constitue de toute évidence une avenue de reconduction du néolibéralisme qui, au nom de la réussite de tous les élèves, participe dans les faits à la reconfiguration du système éducatif québécois dans l’objectif d’en accroître l’efficacité et la performance. Pourtant, si la GAR prend appui et reconduit les normes néolibérales de la concurrence au sein du système éducatif québécois, l’analyse suggère aussi qu’elle ne serait pas à ce jour entièrement institutionnalisée, voire normalisée, vu la vaste partie du corps enseignant qui la considère comme encore ambiguë, illégitime et inadéquate. Une des forces de ces résultats de recherche traitant des attitudes et conduites des enseignants face à la GAR est de mettre au jour les pratiques de résistance des enseignants au sein du système éducatif québécois, qui subsistent après plus de 30 ans d’influence néolibérale et de recherche acharnée d’efficacité et de performance dans le domaine de l’éducation. La lecture de cet ouvrage est ainsi pertinente pour quiconque s’intéresse à la gestion des établissements scolaires ou plus globalement au néolibéralisme et à ses effets tangibles au sein du système éducatif québécois.
Jonathan Binet, Ph. D., T.S.I.
Professeur remplaçant au rang d’adjoint
École de service social
Université d’Ottawa