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Éprouver la dualité des technologies digitales en croisant les regards disciplinaires - Une introduction au numéro thématique 77-3

Éprouver la dualité des technologies digitales en croisant les regards disciplinaires - Une introduction au numéro thématique 77-3

Marc-Eric Bobillier Chaumon, Catherine Delgoulet, Nathalie Greenan, Yannick Lemonie et Chris Warhurst

Volume : 77-3 (2022)

Résumé

Les transformations digitales auxquelles sont confrontées les organisations de travail et que la crise sanitaire actuelle vient renforcer, se déploient de manière souvent brutale et non concertée, et sont accompagnées de messages qui oscillent entre deux pôles contradictoires soulignant tour à tour :

  • les vertus émancipatrices du progrès technique, offrant des alternatives au modèle productiviste en vigueur, dans un discours parfois empreint de déterminisme technologique (Rumpala, 2014 ; Hoc & Darses, 2004 ; Barbrook & Cameron, 2000).

  • ses impacts délétères sur les conditions de travail, l’épanouissement professionnel des salariés et le développement de leur activité. Ces technologies digitales s’accompagnent notamment de transformations organisationnelles pouvant avoir des conséquences sur la santé tant dans un registre psychosocial que physique (Reboul, et al. 2020 ; Bigi et al., 2018 ; Müller-Thur et al., 2018 ; Prunier-Poulmaire, 2000).

Les activités relèvent de moins en moins de l’intervention directe des humains sur l’objet du travail et dépendent de plus en plus des interactions qu’ils ont avec des instruments techniques, c'est-à-dire des artéfacts technologiques qui médiatisent et transforment cette activité. Comme l’évoquait déjà Leontiev (1984, p 78), dans la veine des travaux de Vygotski « tout instrument, parce qu’il porte en lui une fonction de médiation, a une fonction psychologique qui transforme »… celui ou celle qui l’utilise ; dans ses façons de se représenter, de faire et d’organiser son activité. Pour Norman (1994, p. 21), les artefacts « ne transforment pas seulement les capacités d’un individu, ils changent en même temps la nature de la tâche que la personne accomplit » : ses repères, ses modalités… et donc ses conditions d’exercice. C’est pourquoi les artefacts techniques sont à la fois des moyens d’action sur le réel (« activité médiatisée »), et des moyens d’influence sur/pour l’individu lui-même (« activité médiatisante ») (Friedrich, 2012, p. 261).

Au-delà de la psychologie et de l’ergonomie, d’autres disciplines, notamment en sociologie du travail, en sciences de gestion ou en économie des organisations ont décrit l’expérience paradoxale de la technologie. Ainsi, les travaux sur les technologies de surveillance ont souligné, dans les pas de Foucault (1975), leur caractère dual : moyen pour préserver l’efficacité collective et cadre contraignant pour l’action (Sewell et al., 2012). Les tensions entre l’autonomie et le contrôle (Mazmanian et al., 2013) ou au niveau des organisations entre l’exploration et l’exploitation (March, 1991) sont également au coeur des contextes de changement. Farjoun (2010) suggère d’ailleurs qu’elles seraient le reflet du caractère interdépendant ou mutuellement constitutif de la stabilité et du changement au sein des organisations. Sur ces questions, le lecteur pourra utilement se référer à l’ouvrage historique de Jarrige (2016) qui vient d’être réédité (2022).

Les possibilités (réelles ou imaginées) que laissent entrevoir des systèmes dits « innovants » ouvrent –ou au contraire enferment- l’individu vers de nouveaux champs d’action et de connaissances. Ainsi, les technologies ambiantes, les objets communicants, les environnements immersifs, l’IA, les interactions hommes-robots… donnent accès à des expériences-utilisateurs inédites, qui requièrent des habiletés cognitives, comportementales et techniques d’un nouveau type pour leur manipulation (Mournier, 2001; Bobillier Chaumon, 2021). Elles appellent aussi à d’autres formes de collaboration et de mise en réseau des équipes et des savoirs (Zouinar, 2020). Ces artefacts impliquent enfin de nouvelles complémentarités entre des instances de l’organisation qui n’avaient pas forcément l’habitude d’échanger et de communiquer, de se connaître et se reconnaître ; par exemple, au travers des démarches de conception participative/centrée utilisateur, des méthodes agiles, du travail à distance ou encore des collectifs plurimétiers.

L’ambition de ce numéro thématique est dès lors de croiser les perspectives disciplinaires pour éprouver la dualité des technologies digitales : en quoi jouent-elles comme des opportunités ou des contraintes pour le travail et l’activité professionnelle ?

Plus précisément, nous proposons d’examiner dans quelle mesure et à quelles conditions ces dispositifs techniques vont être bénéfiques aux individus, en étant des sources de développement de l’activité et de renouvellement des métiers et des compétences.

Il s’agit aussi d’explorer comment, a contrario, la mise en place de tels outils peut dégrader les activités, altérer les composantes du métier, fragiliser les collectifs de travail, les parcours et les connaissances professionnels, et impacter la santé des salariés.

Quatre niveaux d’analyse et de réflexion ont été plus particulièrement privilégiés dans ce numéro thématique pour examiner ces questions :

  1. L’analyse des usages et des incidences des technologies sur les conditions d’exercice de l’activité, la qualité de vie au travail et plus généralement sur la santé au travail.

  2. L’analyse des nouvelles formes et modalités d’activité et des nouveaux modèles d’organisation de travail, qui sont permis, favorisés, contraints ou bien amplifiés par l’usage des technologies (entreprise du futur, travail médiatisé à distance…).

  3. La façon dont le développement de ces technologies transforment l’emploi et les compétences, ses conditions d’accès et de formation et affectent le parcours professionnel des salariés.

  4. L’analyse critique de méthodes et de démarches visant à accompagner et soutenir les transformations digitales.

L’apport de ce numéro thématique

Huit contributions issues de différentes disciplines (psychologie du travail, ergonomie, sociologie des usages, économie du travail et sciences de gestion) apportent des pistes de réflexion et des éléments d’éclairages théoriques, méthodologiques et empiriques pour examiner la dualité des technologies, selon les quatre niveaux d’analyse précités.

Ainsi, l’article de M. Chahir, S. Bordel et A. Somat propose d’évaluer une démarche d’accompagnement du changement technologique basé sur les trois étapes définies par Weick et Quinn (1999) permettant d’identifier les freins et les leviers au déploiement d’une technologie dans les organisations (gel, rebalancement et dégel). La méthode a été mise à l’épreuve à l’occasion de l’implantation d’un Système de Transport Intelligent Coopératif (STI-C ou C-ITS) dans une Direction Interdépartementale des Routes Ouest (DIRO) en France. Ce travail d’étude cherche à identifier et limiter les freins et à s’appuyer sur les leviers pour co-construire une solution technologie idoine au métier et aux professionnels.

Une réflexion proche en matière de conduite de changement est proposée par L. Galey, V. Terquem et F. Barcellini sur la démarche de « Design social ». Cette approche repose sur le dialogue social en entreprise et cherche à renforcer la participation des parties prenantes des relations professionnelles au cours du déploiement d’une technologie numérique. Cette expérimentation est menée dans un grand groupe industriel en France. Mobilisant des méthodes compréhensives de l’activité et participatives pour la co-conception de la démarche et de son usage lors de son déploiement dans le contexte de l’entreprise, les auteurs dévoilent les apports et les limites de cette démarche de « design social » dans un contexte d’innovation au travail : entre une participation accrue des parties prenantes et des discussions collectives sur les transformations du travail Vs des résistances du réel (par exemple, les difficultés de proposer un accord de méthode entre les parties prenantes).

M. Fana, F. S. Massimo et A. Moro présentent les résultats d’une grande étude qualitative menée sur les conditions et les effets du travail à domicile déployée suite de la pandémie mondiale qui a sévi entre 2020 et 2022. Cette étude -réalisée avec le soutien du centre commun de recherche de la Commission européenne à Séville- s’intéresse aux modalités de déploiement du télétravail (imposé ou concerté) et à l’autonomie ressentie par les professionnels. En particulier, elle explore dans quelle mesure le travail à domicile obligatoire a affecté la latitude décisionnelle des travailleurs dans la définition et l'exécution de leurs tâches. Les auteurs ont également identifié différentes formes de contrôle (personnel, technique et bureaucratique) qui se déploient avec ce nouveau mode d’organisation du travail à distance. Ces niveaux de supervision tendent ainsi plus à s'hybrider et à s’articuler selon les besoins et enjeux professionnels, qu’à se juxtaposer fonctionnellement.

F. Perez explore l’usage de l'intelligence artificielle (IA) dans le secteur bancaire auprès de 27 employés. A partir d’une approche longitudinale, elle s’intéresse aux incidences de ces technologies émergentes sur les conditions de travail, l'autonomie et le sens du travail. Les résultats mettent en évidence que les employés réagissent à ces changements par des comportements de “job crafting’’ : les professionnels vont s’efforcer d’enrichir les tâches, de recréer des dynamiques relationnelles et de redéfinir le périmètre de leur fonction et de leur poste pour retrouver du sens dans un travail qui en a été vidé par l’arrivée de ces outils innovants. L’étude montre aussi que ces comportements de ‘“job crafting’’ ont eu des implications pour les managers, les clients et l’usage de certaines technologies.

A. Dussuet, L. Nirello et E. Puissant ont conduit une étude dans des structures d’hébergement pour personnes en perte d’autonomie (EHPAD) et dans des services d’aides à domicile (SAAD) en France. Cette recherche qualitative a pour objectif de comprendre comment l’introduction de nouveaux outils numériques auprès de professionnels du secteur médico-social influence leurs conditions de travail et affecte la relation d’aide qu’ils s’efforcent d’assurer auprès des personnes fragilisées. Les analyses, ambivalentes, indiquent des aspects positifs liés à l’introduction des outils numériques, notamment en matière d’amélioration des conditions de travail et de la possibilité d’effectuer un « bon travail ». A contrario, des risques ont également été soulignés qui participent à la dégradation des conditions de travail et d’accueil et à une rationalisation accrue du travail. Finalement, les auteurs suggèrent un certain nombre de conditions pour que les usages des outils puissent se développer au service de la qualité du travail et du service aux personnes âgées.

Le travail de recherche présenté par C. Bachellerie, C. Gaudart & J. Petit vise à éclairer l’activité des acteurs de la conception du secteur industriel automobile français à travers les usages organisationnels des technologies digitales. Ces dernières visent à organiser l’activité collective déployée tout au long d’un projet de conception au sein d’équipes de conception distribuées et virtuelles. Parallèlement, ce secteur industriel est soumis à une flexibilisation de ses modes d’organisation dans le but d’innover tout en raccourcissant les délais de conception. En raison de la crise sanitaire due à la COVID-19, les chercheurs ont été amenés à se focaliser sur l’activité collective de conception qui se déploie dans des modalités distancielles et médiatisées. Les deux études de cas menées permettent de mieux cerner les liens entre flexibilisation des individus et des organisations d’une part, et stratégies de régulation au travail d’autre part. Les résultats montrent que l’usage des technologies digitales peut faire ressource ou contrainte pour l’activité des concepteurs : cela dépend des caractéristiques de l’organisation dans laquelle elles sont déployées.

S. Wuidar & P. Flandrin ont conduit une recherche sur les transformations numériques qui touchent le secteur du notariat en Belgique. Les auteurs montrent comment la digitalisation des activités et des prestations est progressivement devenue une opportunité pour les notaires afin de justifier leur plus-value vis-à-vis des citoyens, tout en renforçant leur positionnement dans l’organigramme juridique belge. L’implémentation des technologies cristallise aussi des controverses qui concernent d’une part la légitimité du notariat, et d’autre part, l’évolution de l’identité professionnelle du notaire Ces changements sociotechniques contribuent à accentuer une tension déjà bien présente entre les deux rôles liés à l’activité notariale en Belgique : le rôle d’officier de l’Etat et celui d’entrepreneur.

Enfin, l’article de S. Canivenc se concentre sur le mouvement « no code » dont la promesse est celle d’une démocratisation de la création logicielle et plus largement de la société. L’auteure s’intéresse aux conséquences de ce mouvement sur les activités professionnelles et sur l’organisation du travail. A rebours du modèle déterministe, S. Canivenc propose un cadre d’analyse co-évolutionniste où les objets techniques et les formes organisationnelles s’influencent réciproquement selon des boucles récursives continues. Sur la base d’une recherche exploratoire menée dans une entreprise de conseil en transformation numérique, l’étude donne à voir ce mouvement co-évolutionniste et, à travers lui, les opportunités et contraintes dont sont porteurs ces outils en milieu professionnel. Ces constats permettent de nuancer les discours utopistes qui accompagnent le développement de ce type de technologie, mais également d’éclairer les conditions à réunir pour assurer leur implantation durable.

Les éditeurs et éditrices de ce numéro spécial remercient la revue Relations Industrielles/Industrial Relations d’avoir accueilli cette thématique. Ils/elles adressent également leurs remerciements à l’ensemble des autrices, des auteurs et des reviewers qui ont contribué à la qualité de cette édition. Loin de creuser un seul sillon, déterministe (celui de l’émancipation ou du malheur), les travaux présentés ici soulignent combien les choix politiques, organisationnels et sociaux des entreprises ou des institutions s’articulent de manière plus ou moins salutaire aux options technologiques retenues, et combien, les décideurs, les concepteurs comme les usagers ont à s’y pencher avec sérieux et rigueur pour assurer ou s’assurer de la soutenabilité des combinaisons retenues.

 

 

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